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Les tabatières en verre sous la dynastie Qing

Les premiers témoignages de l’existence de l’art du verre en Chine remontent au IVème siècle avant Jésus-Christ. Initialement et durant des siècles, le verre et sa technique de fabrication rudimentaire suffisaient à satisfaire une fonction d’imitation d’autres matières, et plus particulièrement du jade comme, en attestent les fouilles archéologiques.

Son évolution fut sporadique, sans développement artistique capital même sous les brillantes dynasties Han, Tang ou Song, dont peu d’objets majeurs nous sont parvenus. Au XIVème siècle, à la fin des Yuan (1260-1368), un centre de production se structure pourtant à Boshan dans la région du Shandong. Il persiste sous les Ming et fournit même de la main d’œuvre aux ateliers de l’empereur Hongwu (1368-1398). Des archives précises indiquent qu’en 1370, un verrier fut recruté pour la fabrication de rideaux et lampes en perles de verre. Canton sera le second grand centre de production.

Les manufactures verrières périclitent au milieu du XVII ème siècle à une période trouble dite « Transition » pour renaître sous la nouvelle dynastie mandchoue Qing qui voit la mise en place d’un mécénat impérial inégalité jusqu’alors.

Ce long désintérêt de la Chine pour la verrerie trouve sans doute sa raison dans une prédilection pour la céramique. Maîtrisant à la perfection cet art ancestral, les chinois peuvent se permettre de délaisser le verre. Le kaolin et la porcelaine, longtemps inconnus des européens, leur garantissent un secret de finesse, translucidité, pureté et possibilité de décor fantastique.

Les manufactures verrières périclitent au milieu du XVII ème siècle à une période trouble dite « Transition » pour renaître sous la nouvelle dynastie mandchoue Qing qui voit la mise en place d’un mécénat impérial inégalé jusqu’alors.

A cette époque, les chinois découvrent le tabac sous la forme de poudre à « priser » et lui attribuent des vertus médicamenteuses, vite périmées au profit d’une véritable mode. Le problème du conditionnement se pose vite car le climat humide de la Chine ne favorise pas une correcte conservation du tabac dans des boîtes à large ouverture comme celles utilisées en Europe. On détourne donc à cet usage de courantes fioles à médicaments qui, devenues tabatières, se compléteront de bouchons décoratifs munis de liège pour clore hermétiquement l’embouchure et qui se prolonge par une petite pelle servant à extraire le tabac du flacon.

Priser affirme un statut social. Indépendamment de l’empereur et de la Cour, hauts fonctionnaires, militaires ou lettrés s’y adonnent, contribuant à faire évoluer la tabatière. Objet fonctionnel, il doit également être représentatif de la personne qui le possède et l’utilise ; en d’autres termes un objet d’art et un nouveau support auxquels toutes les principales techniques décoratives de cette époque seront appliquées

C’est donc à la fin du XVII ème siècle, avec le nouvel enthousiasme de l’empereur Kangxi (1662-1722) pour l’art du verre et le développement rapide de la prise au sein même de la Cité Interdite que naissent les premières tabatières en verre : une genèse impériale.

Les européens occupent un rôle important dans cette entreprise. Contemporain de Louis XIV avec qui il a de grandes similitudes, Kangxi gouverne son pays de main de maître et s’avère homme des Arts et des Lettres. Il accepte à sa cour de nombreux jésuites, utilisés sans scrupule pour leurs diverses compétences dans tous les départements artistiques, littéraires ou scientifiques du Palais Impérial. De nombreux cadeaux, dont des objets en verre, lui sont parvenus d’Europe et l’empereur découvre avec intérêt cette matière dont il ne soupçonnait pas les possibilités. Boshan ou Canton ne réalisent rien de comparable. En conséquence, il ordonne en 1696 la création d’une verrerie dans l’enceinte du palais Impérial sous la direction du jésuite allemand Kilian Stumpf (1655-1720) et requiert les meilleurs ouvriers de l’empire.

L’apport technique européen fut notable. La formule de fabrication du verre se perfectionne, permet plus de pureté et de malléabilité, même si parfois les tabatières montrent des réseaux de craquelures sur leurs surfaces interne ou externe. Ce défaut, connu en Europe, provient d’un excès alcalin dans la composition de base. Caractéristique des anciennes tabatières en verre, preuve de l’intervention étrangère, elle se révèle aussi un élément de datation. La technique du verre soufflé progresse et la gravure ou taille à la pointe de diamant fait son apparition. Sous Kangxi les principales couleurs utilisées pour les tabatières sont le rouge, le bleu, et le jaune (couleur impériale) toujours en monochromie mais des effets de tâches d’or, d’argent ou multicolores inspirés de la verrerie vénitienne constituent les premiers décors. Les formes initiales demeurent simples et souvent arrondies, mais elles évoquent aussi la verrerie de Bohème selon un travail en facettes autour de panneaux circulaires alors que des modèles proprement européens et appréciés par l’empereur, comme la montre de gousset, appellent de nouvelles conceptions.

Deux autres contributions européennes essentielles datent de cette période : l’utilisation de la « pourpre de Cassius » permettant une nouvelle palette de couleur à base de rose, et la technique de l’émaillage. En corrélation, elles généreront de véritables chefs-d’œuvre sur métal, verre ou porcelaine.

Kangxi, séduit par le travail de l’émail sur verre, réclame les rares spécialistes chinois dont son pays dispose. Venus de Canton, ces artisans, probablement anciens élèves de spécialistes européens, vont travailler au Palais Impérial à partir de 1716.

Il faudra attendre l’arrivée en 1719 du jésuite et émailleur Jean Gravereau pour que les ateliers satisfassent les commandes impériales. Malheureusement aucune tabatière en verre émaillée portant la marque de l’empereur Kangxi n’est à ce jour répertoriée. Deux sont attribuées : la première par analogie technique et décorative avec un petit bol « marqué » (photo 1 ci-dessous) et  l’autre par similitude avec une tabatière en métal émaillé et portant également la marque Kangxi (photo 2 ci-dessous). Ces deux tabatières en verre témoignent des limites techniques de l’époque face à la complexité du procédé d’émaillage sur verre. En effet la température de cuisson doit être très précise pour arriver à la couleur d’émail voulue et ne pas provoquer une déformation de la pièce.

L’empereur Yongzheng (1723-1735) s’intéresse lui aussi à ces nouvelles technologies. Il va poursuivre les commandes  et continuer de financer les ateliers de Pékin tout en décidant de transférer une partie des ateliers de la verrerie dans sa résidence du jardin impérial du Yuanming Yuan.

 Les tabatières en verre de cette période sont aujourd’hui extrêmement rares. Les formes épurées et les couleurs monochromes persistent mais on tentent de nouvelles couleurs opaque comme le rouge orangé opaque servant à imitant le réalgar (pierre contenant de l’arsenic utilisée dans l’alchimie taoïste). L’empereur Yongzheng apprécie les tabatières. Il en offre aux officiels ou dignitaires et en commande à l’occasion de fêtes annuelles traditionnelles. Au cours du 18ème siècle, le flacon à tabac accompagnera tous les grands événements.

Les tabatières en verre émaillé de cette période sont rares : une seule tabatière portant la marque de l’empereur Yongzheng est connue à ce jour. Elle est conservée au Musée National de Taipei à Taiwan. Elle montre une forme de tronc de bambou émaillé vert, ornée de petites feuilles et d’insectes, elle montre la marque impériale sous sa base au centre d’un contour figurant un champignon symbolique. Les archives du Palais la signale comme exécutée en l’an 1728.

Au fil des règnes de Kangxi et de Yongzheng, la rapide évolution du verre entraîne celles de méthodes décoratives inédites sur verre : la sculpture, le verre doublé (overlay), la dorure,  la gravure… 

Avec l’empereur Qianlong (1736-1795) la collaboration avec les missionnaires s’accentue, le mécénat s’étend et la verrerie réintègre en grande partie le Palais de Pékin. Après une brève période de transition, l’empereur s’entoure de plus en plus de jésuites aptes à superviser certaines productions impériales d’objets d’art. Il s’assure ainsi de perfectionner les bases techniques acquises auparavant et de les porter au plus haut niveau.

L’émaillage sur verre atteint son apogée. La couleur rose est maîtrisée et  de véritables chefs-d’œuvre de la miniature apparaissent. Les décors purement occidentaux de personnages, paysages ou architectures voisinent avec des motifs chinois de paysages, végétaux et oiseaux inspirés de la peinture traditionnelle ou du registre décoratif des porcelaines. La majorité de ces tabatières est aujourd’hui conservée au Musée du Palais National de Taipei.

En 1740, le jésuite Gabriel-Léonard de Broussard dirige la verrerie. Même si des traces de « maladie » du verre persistent, une période prolifique débute, de haut niveau, durant laquelle de nombreuses tabatières en verre seront produites pour enrichir les collections impériales ou pour être offertes lors d’occasions spécifiques anniversaires ou nouvel an. Encore souvent monochromes, translucides ou opaques, elles épousent des formes plus chinoises avec des masques et anneaux aux épaules et commencent à se rapprocher des tabatières en agate ou en jade. Si le style facetté demeure, les flacons s’enrichissent parfois de décors sculptés ou incisés de calligraphies. L’empereur Qianlong aime la poésie et fera graver ses propres poèmes sur des flacons en verre dont certains ont survécus. On continue de jouer sur l’imitation des matières comme le cristal de roche, l’améthyste, le jade, l’aigue-marine, l’agate, le réalgar, l’ambre… La marque Qianlong apposée sous la base atteste d’une destination impériale.

Les flacons en verre sont souvent soufflés à l’air libre ou dans un moule, mais ils peuvent aussi être sculptés dans la masse. Si le règne de Qianlong célèbre la  quintessence du verre sculpté c’est probablement parce que les lapidaires des ateliers du palais impérial en sont les auteurs. La similitude de travail et de style entre les flacons en verre sculpté et les tabatières en néphrite ou agate est indéniable.

Ces artisans, héritiers d’une tradition séculaire, vont donc commencer à travailler le verre au 18ème siècle et notamment la technique dite « overlay ». Proche de celle du  camée elle consiste à sculpter un décor dans plusieurs couches de verres superposés ou juxtaposés tout en jouant avec les couleurs des différentes strates ou taches. L’habilité du ciseleur consiste à utiliser au mieux des tons déterminés au départ en harmonie avec le sujet du décor et à le sculpter avec finesse et vigueur au gré de la forme du flacon avec un parfait équilibre. Les tonalités initiales furent le rouge sur un fond transparent ou d’aspect « floconneux » puis le bleu et le vert.

On ira jusqu’à superposer trois couleurs et juxtaposer huit nuances. Les tabatières de ce type sont rares et toujours de très haute qualité.

Les décors reprennent les thèmes classiques mais très variés de l’iconographie chinoise mais subissent aussi des influences étrangères à la mode comme le style Moghol.

A partir des années 1758-1760 le nombre de jésuites travaillant au Palais Impérial diminue. En conséquence la verrerie retrouve une direction totalement chinoise.

En marge de la production impériale et en réaction à la démocratisation de la tabatière, naissent des manufactures privées de haute qualité. Les verreries impériales fonctionnaient environ huit mois par ans mais fermaient durant les mois d’été trop chauds et dangereux à cause des incendies. Les artisans rentraient chez eux et ont donc pu véhiculer et transmettre savoir et compétence ailleurs, contribuant sans aucun doute à l’essor de verreries fortes d’une grande liberté d’expression car détachées du pouvoir central.

La qualité du travail de l’émail persiste dans la seconde moitié du 18ème siècle sous l’impulsion de Qianlong, puis sous son successeur Jiaqing (1796-1820). De cette période date un singulier groupe de flacons portant une marque « Guyue Xuan » (Pavillon de la Vieille Lune). Situé dans l’enceinte du Yuanming Yuan, ce pavillon avait été construit pour accueillir Qianlong à sa retraite et des objets fabriqués spécialement pour lui, comme des tabatières révélant une grande finesse d’exécution. Une nouvelle idée décorative se développe à cette même période : la sculpture en léger relief, comme un overlay, sur un corps de flacon généralement blanc opaque qui ensuite est émaillé de couleurs souvent soutenues. Certains tabatières portant la marque Guyue Xuan sont attribuées à la verrerie de Yangzhou, ouverte dans la seconde partie du 18ème siècle pour suppléer à la production impériale. La légèreté des émaux et la fluidité des décors caractérisent les belles réalisations de cette manufacture qui travaillera jusqu’au 19ème siècle.

Sous le règne de Daoguang (1821-1850) la porcelaine sera sans aucun doute la matière de prédilection et les tabatières en porcelaine supplantent généralement celles en verre.

A cette période, seule la verrerie de Yangzhou continue de créer des flacons intéressants. Ils suivent un modèle spécifique : un verre généralement opaque recouvert d’une seconde couche monochrome simple ou de nombreuses petites taches de couleurs juxtaposées. Sculpté en très léger relief le décor s’inspire souvent d’un style pictural propre à Yangzhou, typique reflet d’une esthétique de lettrés, et porte cachets ou inscriptions. Très reconnaissables, ces tabatières montrent parfois des jumelages de couleurs étonnants.

Elément novateur dans le domaine de la tabatière en verre : certains flacons sont signés par leur créateur, démarche individuelle impensable dans le cadre impérial où régnait un total anonymat, et peu constatée dans d’autres ateliers.

Après le règne de Daoguang les empereurs successifs ne posséderont pas la rigueur et les moyens nécessaires au maintien d’un niveau artistique. La Chine vieillit et le pouvoir impérial est affaibli. Pourtant des tabatières intéressantes ont survécu et témoignent par leur travail, leur sujet ou par le fait d’avoir appartenu ou été commandées par des personnages, de la poursuite d’une fabrication sporadique.

Deux siècles résument ce que fut l’essentiel de l’art de la tabatière et du verre en Chine. Leur naissance coïncide avec le début de la dynastie Qing, leur déclin avec la fin de la dynastie. La cigarette évince la prise dès le début du 20ème siècle et la verrerie impériale cesse en 1911 avec la chute des Qing et du dernier empereur Xuantong.